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01 septembre 2006

Le rêve d'un "Bateau-Justice"

L’équipe de rédaction ne résiste pas au plaisir de vous diffuser de très larges extraits d’un rapport rédigé le 14 mars 1963 par le Président du Tribunal supérieur d’Appel de Papeete, adressé au garde des sceaux et faisant état des très grandes difficultés de la justice foraine en Polynésie française.
Nous espérons que la lecture de ce document vous fera sourire et que, comme nous, vous en admirerez le style.

« La configuration et le caractère désertique du ressort, l’extrême difficulté des communications, la pénurie de magistrats dont la Polynésie est congénitalement victime, entravent gravement la distribution de la justice dans les archipels éloignés.

Il résulte de cet état de choses que des années peuvent s’écouler sans qu’un juge et son greffier - notaire puissent visiter bon nombre d’îles d’accès difficile pour lesquelles le service n’est pas en mesure de remplir sa mission : Les populations sont privées de notaire, les procès civils restent sans arbitre ou traînent démesurément et la justice répressive n’est pas assurée. Ainsi la préparation de la tournée qui s’effectue actuellement aux îles, a notamment révélé que RIMATARA n’avait pas été visitée depuis 1959, RAPA, depuis 1960, RURUTU, TUBUAI et RAIVAVAE, depuis septembre 1961.

Le développement de l’instruction, les contacts de plus en plus nombreux avec des touristes, en général anglo-saxons, le projet de création d’une base atomique à MANGAREVA (Gambier) où l’arrivée d’une colonie européenne importante est prévue, m’incitent, en même temps que les plaintes des administrateurs et des élus locaux, à considérer que la cote d’alarme est atteinte et qu’il convient de s’attacher résolument à la prompte solution du problème.

L’ensemble de ce territoire est victime de la renommée de facilité que lui valent une publicité mondiale tapageuse et une presse excessive ou mal informée qui tirent leur inspiration, ainsi que le fait ressortir l’album de photographies intitulé « O TAHITI » , du charme incontestable de TAHITI et des îles immédiatement circonvoisines.

Cette réputation de facilité ayant été très abusivement étendue à l’ensemble du territoire, on a toujours considéré, de la Métropole, que ceux qui s’y trouvaient avaient bien de la chance d’y servir et que par la suite il n’était nul besoin d’accroître le nombre de ces heureux élus.

Cet optimisme ne peut malheureusement pas être partagé par ceux qui sont appelés à œuvrer sur place.

De notre point de vue particulier, il s’agit, en effet, de toucher des justiciables éparpillés par petits groupes dans les oasis d’un immense désert. Ce désert est le Pacifique qui sépare plus qu’il n’unit et les oasis sont des îles. Il convient de se pénétrer de cette idée avant de se faire une opinion sur les problèmes du Territoire.

Quelques données géographiques parleront à l’imagination :

2.700 Kms séparent NUKU-HIVA (Marquises Nord) de RAPA (AUSTRALES Sud), ce qui correspond à la distance d’Oslo à Tanger,

MANGAREVA (Gambier Est) est située à 2.300 Kms de BELLINGHAUSEN (Iles Sous le Vent (Ouest), ce qui correspond à la distance de Paris à Athènes.

La surface ainsi couverte dépasse largement celle du Sahara et du Maghreb réunis.

Le prix des transports et leur longueur sont tels, en raison de l’énormité des distances à parcourir, que ces justiciables, claustrés sur leurs flots perdus, ne peuvent venir à Papeete pour y faire dresser un acte notarié, y soutenir un procès civil, ou répondre d’une contravention ou d’un délit.

On aperçoit, dès lors, la nécessité pour le juge itinérant et son greffier – notaire de toucher ces justiciables et la très grande importance de la justice foraine dans ce territoire.

Les seuls moyens offerts pour y accéder sont, jusqu’ici, la « TAMARA », petit navire administratif relativement confortable, et les goélettes du commerce.

La première, quelle que soit l’extrême obligeance de l’Administration à notre égard, ne peut que trop rarement être utilisée par les juges, ses itinéraires et ses horaires, imposés par d’autres services ou dictés par des servitudes qui nous sont étrangères, ne correspondant que dans des cas isolés à l’activité judiciaire.

Restent les goélettes du commerce qui naviguent à peu près en « tramp » pour troquer contre du coprah les marchandises dont elles sont chargées. Elles opèrent par zones avec des itinéraires et des horaires assez capricieux. En général, la durée de leurs touchées permet au juge de vider ses affaires, encore qu’elles l’astreignent parfois à des débarquements nocturnes.

Ces petits navires jaugeant de 100 à 500 tonneaux de 100 à 500 tonneaux, sont pourvus d’un moteur et d’une voilure.

Ils sont dans l’ensemble commandés avec une grande fantaisie par des patrons désinvoltes dont la science nautique n’est pas rassurante.

Sales, malodorants en raison du coprah dont ils sont habituellement chargés, ils sont envahis d’insectes.

Lents, mal entretenus et présentant en général des superstructures excessives, ils ont une mauvaise tenue à la mer et il ne se passe guère d’année sans qu’un de ces bâtiments ne se perde par incendie ou par naufrage.

Le couchage et le « sanitaire » y sont bien entendu réduits à leur plus simple expression, et (je m’excuse de ce détail destiné à prévenir la nomination de femmes dans le Territoire) les « toilettes » sont quelque fois représentées par une planche trouée suspendue en escarpolette à l’arrière, la pudeur étant sauvegardée par un fût de gas-oil arrimé sur le pont.

La « table » ne réserve, bien souvent, que du bœuf en boîte et du riz à l’indienne, à moins que quelque passager ne capture un poisson à la traîne. Il va sans dire que ces plaisirs de la table ne peuvent d’ailleurs être goûtés que par les rares privilégiés qu’épargne le mal de mer dont les magistrats ne sont pas exempts sur des bateaux que leur taille, leur conformation et leur changement expose à des mouvements désordonnées, même par mer médiocrement creuse.

Le séjour sur ces petites unités est par surcroît rendu très éprouvant par leur manque de franc-bord qui permet à la mer, au moindre gros temps, de balayer ponts et passavants, contraignant équipage et passagers à s’entasser des journées entières dans des logements exigus, bruyants et dépourvus de ventilation en dépit de la chaleur tropicale ambiante.

Il est temps de marquer ici que les magistrats forains et leurs greffiers doivent subir ce régime pendant la durée de leurs tournées qui n’est jamais moindre de trois semaines et peut atteindre 55 jours pour parcourir de 3.000 à 4.500 kms.

Dans les îles hautes ou dans les atolls à passe, c'est-à-dire ceux dont le récif présente des failles permettant d’entrer dans le lagon, le trafic entre le navire et la terre ne présente pas de très grandes difficultés.

Par contre, dans le cas, le plus fréquent, des atolls sans passe, le récif étant toujours accore et les fonds très bas, le navire, qui ne peut mouiller, fait des « ronds dans l’eau » pour assurer sa sécurité tout en permettant les opérations commerciales. Le juge et son greffier doivent gagner l’îlot en empruntant une baleinière. La houle, qui est celle du grand large, rend particulièrement périlleux le passage du navire sur l’embarcation. Le couple des deux bateaux étant très différent, la baleinière se livre à des mouvements désordonnés de grande amplitude.

Mais là ne gît pas la difficulté principale. En effet, l’équipage de l’embarcation doit faire monter celle-ci sur le récif en profitant d’une lame assez forte qu’on attend dans un impressionnant ressac, tandis que la houle couvre et découvre le corail dans le fracas des paquets de mer. Dans les creux, le récif, découvert, se présente comme un mur à cavernes, de hauteur de houle, qu’il va falloir franchir.

Ayant choisi une lame présumée assez forte, les rameurs nagent vigoureusement vers ce mur, et, la chance aidant, la baleinière, portée par la vague, le franchit et s’échoue sur le corail. Le juge et son compagnon, trébuchant sur des madrépores irréguliers et coupants, débarquent en tenue légère dans une hauteur d’eau tumultueuse pouvant atteindre un mètre. Portant leurs vêtements, leurs robes, leurs dossiers et leur machine à écrire, ils gagnent alors la partie nettement émergée de l’îlot où se trouve le village.

Pour regagner le navire, la procédure inverse est, bien entendu, suivie.

Au cours de ces opérations particulièrement dangereuses, même pour un homme robuste, valide et sportif, le moindre risque est de prendre un bain complet ou de se tirer d’affaire à la nage, ce qui est arrivé à plusieurs de nos collègues.

Mais, que la baleinière, venant en travers de la lame, ou accrochant le récif, se retourne, c’est alors un vrai naufrage. Les accidents de ce genre sont toujours susceptibles de gravité même au cas de simples blessures, par manque de soins hospitaliers et de médecins.

Ils ne sont pas rares et chaque année on enregistre des membres broyés et même des morts.

Il paraît dès lors clair que des juges féminins, des magistrats âgés ou impotents ne sont pas souhaitables pour ce territoire, car ils ne pourraient participer quelque soit leur dévouement, aux charges de la justice foraine qui, étant donné l’effectif restreint du ressort, pèseraient exclusivement sur les quelques épaules des magistrats physiquement aptes.

Si la parfaite objectivité de ce rapport était cependant mise en doute, je demanderais instamment l’inspection du ressort par un magistrat, même moins ancien que moi, mais capable d’affronter l’épreuve des tournées, les renseignements sur les archipels étant extrêmement difficiles à obtenir, puisqu’en dehors des administrateurs, les magistrats sont à peu près les seuls fonctionnaires qui visitent ces îles déshéritées.

Il est aisé, en fonction de la durée des tournées et de la fréquence qu’on désire leur donner, de déterminer mathématiquement le nombre de magistrats qu’il convient d’y consacrer.

La durée prévisible d’une tournée est de :

40 jours pour les Marquises

55 jours pour les Tuamotu Nord,

45 jours pour les Tuamotu Centre,

55 jours pour les Tuamotu Sud et les Gambier,

30 jours pour les Australes

Il faut donc disposer de 215 journées – magistrat pour couvrir les besoins d’une tournée annuelle.

Pour faire effectuer 2 visites annuelles par île, ce qui ne paraît pas excessif, il faut donc pouvoir profiter de 430 journées – magistrat.

L’état de misère physiologique présenté par la plupart des jeunes collègues qui viennent de subir l’épreuve d’une longue tournée permet, expérience faite, de fixer à un chiffre ne dépassant pas 150 jours par an le potentiel des juges itinérants sans que le service soit exposé à trop de rapatriements sanitaires anticipés.

C’est donc d’un effectif présent et apte de 3 juges au minimum dont devrait disposer le Tribunal de Papeete pour faire face à ses charges « foraines ».

La plus urgente des mesures à prendre est, à mon avis, la nomination de 3 magistrats idoines, c'est-à-dire jeunes, en très bonne condition physique et particulièrement dynamiques et la création de trois emplois correspondants de greffiers.

Cendrillon du Pacifique, parce qu’elle est victime de la juste renommée de 4 îles sur les 99 qui la composent, la Polynésie souffre congénitalement d’une pénurie de personnel qu’il n’y a plus d’honnête raison de perpétuer.

Création d’une section du tribunal de Papeete aux Marquises

L’expérience de Georges De CAUNES à EIAO (Marquises) a, je le pense, surabondamment démontré que le séjour dans ces îles n’avait rien de paradisiaque ainsi que le font ressortir les coupures de journal, bien que ce « Robinson » ait été doté par la riche RTF d’un confort correspondant à peu près à celui du juge qui sera inéluctablement affecté à TAIOHAE (Nuku-Hiva) soit à ATUONA (HIVA-OA). Le climat, les moustiques, les nonos, sont, en effet, les mêmes et la solitude, d’un ordre à peine différent.

Ces îles sont en effet les plus équatoriales de nos archipels, les plus éloignées de Tahiti et les plus mal desservies. L’hydravion local n’y pose ses flotteurs qu’au prix des plus grands risques qui ne sont pris que pour les évacuations sanitaires et les goélettes du commerce qui assurent les liaisons sont rares.

Il n’est pas question, vu le relief tourmenté de ces îles, d’y construire un aérodrome. Elles sont donc vouées à un isolement qui paraît définitif.

A moins que la formule du « sous-préfet président de tribunal » ne rencontre votre approbation, ce qui ne me paraît pas imaginable, la solution consiste donc, si vous ne pouvez envisager l’achat d’un bateau qui aurait l’avantage de faciliter nos opérations dans tous les autres archipels, à créer là, au moins pour l’immédiat, une section du Tribunal de Papeete.

Acquisition d’un navire

La configuration géographique de ce ressort essentiellement maritime, dont la majeure partie ne peut être atteinte qu’au prix des difficultés sus exposées à des dates absolument imprévisibles, conduit logiquement à penser qu’il devrait être doté d’un petit navire, ainsi que l’a préconisé Maître COPPENRATH, durant son mandat sénatorial.

L’unité à envisager devrait jauger environ 200 tonneaux, présenter d’excellentes qualités nautiques et offrir un confort modeste, mais adapté aux Mers du Sud.

Doté d’une bibliothèque, il constituerait un palais de justice flottant à bord duquel il appartiendrait aux justiciables des atolls sans passe de se rendre en franchissant le récif, opération qui leur est familière.

Présentant les avantages suivants, cette acquisition couperait court aux plus grandes difficultés qu’il y a lieu de surmonter :

régularisation et accélération, de l’ordre du double, des rotations, les juges forains n’étant plus soumis aux caprices des itinéraires des « goélettes » du commerce ;

augmentation d’un seul magistrat et d’un seul greffier de l’effectif théorique actuel du Tribunal de Papeete ;

économie des deux sections de cette juridiction, qui, à défaut de l’acquisition d’un bateau, devront être inéluctablement créées aux Marquises, dans l’immédiat et, par la suite, aux Gambier ;

possibilité d’employer des collègues femmes et des magistrats de toute condition physique, ce qui ne paraît pas négligeable à l’époque où notre cadre, devenu unique, vieillit considérablement, et où le corps de la magistrature se féminise ;

Le seul inconvénient de l’opération réside évidemment dans son incidence financière : le coût de l’achat du navire, de son entretien et de celui de son équipage.

L’ordre de grandeur du prix du navire qui serait convenable est de l’ordre de un million de nouveaux francs et celui de son entretien et de l’entretien de son équipage, de 2.800 nouveaux francs par mois.

Ces chiffres, donnés comme base de réflexion, vous seraient précisés dans la mesure du possible, si ma suggestion était retenue.

Je sais bien, certes, que notre suggestion paraîtra très insolite aux yeux de vos services dont les préoccupations habituelles sont forts éloignées de pareils problèmes, mais ma longue expérience de ressorts maritimes me conduit à penser que la seule solution efficace et à longue portée des difficultés qui s’offrent en Polynésie française est celle que je préconise et qui répond aux vœux de la population et de ses élus. »

G.BAUDRAND

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